Gaspard Chevallier
Nouvelle écrite dans le cadre d'un concours organisé par LE BASQUE ET LA PLUME: "rédiger un récit réel ou fictif en référence aux Fêtes de Bayonne, qui en constitueront le décor, l’ambiance, le parfum, la scène ou le prétexte" - Mai 2024
Instant de grâce
au cœur des fêtes
Je me prénomme Aitor et je suis de Saint-Jean-Pied-de-Port.
Je travaille pour une cave à vin d’Irouléguy à Saint-Étienne-de-Baïgorry.
Décidément, ma vie est faite de rimes.
Je suis venu aux fêtes de Bayonne avec mes meilleurs amis : Peio, Jon et Jean-François. Ils sont tous du cru, sauf Jean-François qui est lillois. Il y a quelques années, on a commencé à l’appeler Léon pendant les fêtes, en hommage au Roi et pour rigoler. Et puis ça lui est resté. Maintenant, on l’appelle Léon tout le temps. Ça lui va si bien. Il ne s’en plaint plus d’ailleurs et se présente même comme Léon.
Tous les quatre assis dans un bar du quai Roquebert, nous évoquons nos meilleurs souvenirs de fêtes. Mais la meilleure, c’est souvent celle que l’on est en train de vivre.
D’ailleurs ce soir au lieu de remplir un verre comme j’en ai l’habitude dans ma cave, j’ai bien l’intention de renverser un cœur.
Je m’appelle Isidro. Je suis espagnol, mais avant tout le sang andalou coule dans mes veines.
Je manque de superlatifs pour qualifier mon enfance : aimé, gâté, préservé, choyé, je n’ai manqué de rien.
Il y a deux jours, pour la première fois, j’ai quitté ma terre natale un peu contre mon gré, mais là où je suis maintenant il fait nettement plus frais, alors quel soulagement !
J’entends autour de moi une langue qui m’est inconnue, entremêlée malgré tout de quelques mots déjà entendus, et qui finissent tous en « 0 ».
Depuis quelques instants, je perçois un regain d’agitation. Je suis enfermé entre quatre murs et je n’aime pas ça du tout. J’ai hâte de me dégourdir les pattes.
- Oh les filles, je vous aime, vive les fêtes de Bayonne, merci la vie ! s’exclame Stéphanie faisant le tour de table pour embrasser une à une ses trois amies.
- Mais qu’est-ce qui te prend ma cocotte ? demande Carole.
- Je suis si contente d’être ici et avec vous ! On oublie souvent de dire « merci »quand on est heureux et « je t’aime » quand on aime, alors merci et je vous aime !
- Ça y est, elle est bien bourrée ! renchérit Séverine dans un éclat de rire.
- Les filles levons nos verres à la gratitude et au…Mojito ! hurle Carole ce qui déclenche à nouveau l’hilarité de ses acolytes.
- Et en voilà une autre qui est pétée ! Garçon une autre tournée, dit Cécile s’adressant au serveur s’approchant de la table des drôles de dames, interloqué par le volume sonore de ces dernières.
Sébastien commence à regretter les deux énormes tartines de Nutella dévorées en guise de goûter. Il n’arrive pas à joindre les deux bouts de son pantalon pour atteindre le bouton pressoir. Deux amis, Mathias et Frédéric l’ont d’ailleurs aidé à l’enfiler.
- Encore un petit effort Séb, réclame l’un d’entre eux.
- Mais pourquoi faire des costumes si juste au corps ?
- La mode est au slim-fit tu le sais bien, enchaîne Frédéric.
- Fit peut-être, mais slim pas trop, n’est-ce pas Seb ? insinue Mathias.
- Sympa à toi, merci de me le rappeler ! répond Sébastien.
- Allez, rentre-moi ce ventre sinon tu vas faire attendre le curé.
- Comme si j’allais me marier, tu en as d’autres comme celle-là ?
- La prochaine fois essaye de ne plus confondre Nutella et muleta, suggère Frédéric.
Au bout de l’effort, Sébastien finira par arriver à fermer le bouton de son pantalon, non sans mal et entre les plaisanteries de ses amis.
Aitor tourne impoliment le dos à la Nive, hypnotisé par le sourire ravageur d’une jeune femme lui faisant face. Depuis de longues minutes, il a complètement quitté le fil de la passionnante conversation qu’ont ses camarades sur l’avenir de l’Aviron Bayonnais. Dans son esprit, il n’a qu’une envie : commencer par faire une belle touche, dans l’espoir de transformer l’essai. D’ici là, bien sûr, il faudra tâcher de ne pas se faire plaquer…
Stéphanie est aussi blanche que son t-shirt. Sa tête tourne. Ce dernier mojito, ajouté à la carafe de sangria, fut la gorgée de trop. Alors il a fallu l’intervention du corps lançant la missive du tournis pour que Stéphanie comprenne qu’il est enfin temps de passer à l’eau.
- Bon les filles, ce n’est pas tout mais on a une corrida à voir. On demande l’addition et on se met en route, d’autant plus qu’on ne sait pas où sont les arènes, affirme Séverine.
- Je vous y amène, nous y allons aussi !
Aitor vient de sauter de sa chaise, pour se planter en face des drôles de dames, sous le regard médusé de ses amis. Mais qu’est-ce qu’il lui prend ? Quel culot ! pensent-ils tous en silence.
- Vous en dites quoi ? demande Carole, endossant le rôle de leader.
- Des guides ça ne se refuse pas, réplique Stéphanie.
- Bon on y va alors ! tranche Aitor se retournant cette fois-ci vers son groupe, toujours aussi estomaqué par son imprévisible démarche, et tous aussi rouges que leur foulard.
Et voilà que la petite troupe longe la Nive jusqu’au pont Marengo, puis déboule dans la rue Port de Castets pour remonter celle d’Argenterie. Serrés comme des sardines et tels des saumons dans une rivière, ils éprouvent toutes les peines du monde à remonter le courant. Les rues sont loin d’être muettes comme des carpes. Heureusement, une fois le jardin botanique atteint, l’arrivée à bon port n’est plus qu’une formalité.
Aitor en habitué des fêtes, est comme un poisson dans l’eau. Le trajet lui a semblé si long et si court à la fois. Il l’a fait à côté de Stéphanie. En si peu de temps, ils se sont raconté tant de choses, leur vie qui commençait. Elle habite à Paris, mais n’en peut plus de sa grisaille, travaille pour une agence immobilière alors que sa passion est l’art, vit encore chez ses parents, mais rêve d’indépendance. Lui aime le surf et le rugby, pratique la pelote, fais des tournois de Mus, court la Béhobie, porte des espadrilles, bref tous les clichés du parfait Basque, sauf que pour lui, c’est bien vrai.
Stéphanie est charmée par son humour, séduite par son regard et rassurée par sa carrure.
Aitor, lui vient de se prendre la vague Belharra en pleine figure.
Il est déjà totalement fou d’elle.
- Est-ce que ce monde est sérieux ? Me voilà enfin libéré. J’ai tellement envie de courir, foncer, me défouler. Mais qu’est-ce qui fait celui-là devant moi, tiens prend ça ! Isidro vient de faire une entrée fracassante dans l’arène, en envoyant en l’air d’un puissant coup de museau le premier obstacle se présentant à lui.
- Oh la vache, quel taureau ! Quelle chance d’avoir évité ses cornes et de retomber sur mes pieds. Mais c’est la dernière fois que je fais ça. Trop dangereux et trop mal aux genoux, pense le torero Sébastien en fermant à nouveau le si rebelle bouton de son pantalon, qui venait à nouveau de sauter.
Aitor et sa bande ainsi que leurs nouvelles amies ont pris place dans la même travée de Lachepaillet. Grand amateur de corridas, il explique à Stéphanie ce qu’est une porta Gayola, courageuse action du torero à genoux à quelques mètres de la porte du toril.
- M-I-U-R-A, M-I-U-R-A, combien de fois faudra-t-il que je leur répète qu’elle est ma caste, s’exaspère Isidro, grattant rageusement le sable de sa patte avant, après avoir fait valdinguer tel un pantin le deuxième banderillero.
Jean-François alias Léon, s’est stratégiquement assis à côté de Carole. Après de trop longues et silencieuses minutes fruits de sa timidité, il prit son courage à deux mains expliquant à sa voisine le peu qu’il sait de la tauromachie. Si la muleta est de couleur rouge, lui dit-il, c’est afin de cacher les traces de sang, puisque les taureaux ne voient qu’en noir et blanc. Carole poliment ne l’a pas interrompu, puis déposant sa main sur le genou du jeune homme elle lui confia :
- Merci, c’est gentil, mais je suis arlésienne et férue de corrida.
Léon estomaqué vient d’être renvoyé dans les cordes de sa timidité.
- Quelle force, quel courage, je l’adore ce taureau, murmure Sébastien, après avoir renvoyé avec autorité ses peones au toril. À nous deux maintenant, le mano a mano va commencer.
Aitor et Stéphanie viennent de se prendre les mains. Malgré la chaleur régnant en ce mois d’août, eux n’ont pas mis longtemps à briser la glace.
- Mais pourquoi partent-ils tous, je commençais à m’amuser, pense Isidro après une nouvelle démonstration de bravoure envers le picador. Il ne reste plus qu’un courageux, je vais en faire mon affaire.
Un doux parfum ibérique envahi les arènes de Bayonne. Sébastien enchaîne les Veronica avec la grâce d’un danseur de flamenco et sous les Olé enthousiastes des spectateurs, loin d’être bâillonnés.
- Combien de temps faudra-t-il pour qu’ils comprennent de quel bois je me chauffe, s’embrase Isidro après un énième postulat de courage et d’héroïsme.
Cape et épée viennent de voler en l’air suite à une nouvelle charge de l’andalou. Sébastien, transcendé par le déroulement de ce film, avait sans doute oublié que son dénouement pouvait être sombre. Les lumières de son habit menacent de s’éteindre à tout moment. Il est désormais face au taureau, seul et sans armure.
Le publique sans voix retient son souffle. Stéphanie et Aitor échangent silencieusement un regard complice à faire crier tous les échos et synonyme de je vais t’aimer.
La vie du matador dépourvu de toute arme, ne tient plus qu’à un fil. Debout, stoïque, les bras en croix, Sébastien fait face à son probable bourreau. S’il le veut, Isidro peut le crucifier en un rien.
Il n’en sera rien.
L’animal démontrant à nouveau la noblesse de sa caste, immobile devant ce torero sans défense.
C’en est trop.
Lachepailllet ne peut lâcher son héros. Préparant ses mouchoirs le publique unanime se tourne vers la loge présidentielle.
Le maître de cérémonie n’a d’ailleurs pas longtemps tergiversé, agitant aussitôt un foulard orange, signifiant d’indulto.
Le courageux Isidro vient d’être touché par la grâce.
Dans la travée des arènes, les mouchoirs sont de nouveau sortis, mais cette fois-ci pour sécher des larmes. Les spectateurs réalisent peu à peu qu’ils viennent de vivre un instant mémorable. L’émotion est à son comble, elle donne même la chair de poule, malgré les trente degrés toujours affichés par le mercure en ce début de soirée.
Isidro va enfin pouvoir retourner dans ses pâturages andalous, et profiter d’autres plaisirs tels que la paternité.
Sébastien n’aura ni oreille ni queue, mais paradoxalement sans tuer, il vient de vivre le plus beau moment de sa carrière de matador.
Pour Léon, ce n’est pas encore gagné, même si Carole n’est pas totalement insensible aux maladresses de ce Lillois néo-basque.
Les mains d’Aitor et Stéphanie ne se quittent plus. Pour eux aussi l’instant est mémorable, et ce n’est qu’un début…
À Bayonne ou ailleurs, nous ne sommes faits que pour aimer !